XX
Nick apprend à se connaître
Nicolas revint au bout d’une heure. Il semblait fort préoccupé. Appelant Pathaway, il sortit de nouveau avec lui, et tous deux passèrent le reste de la journée à faire le guet autour du camp. On les vit escalader les montagnes, puis explorer les vallées environnantes. Ils cherchaient à s’assurer que des ennemis n’étaient point déjà cachés près de leur retraite. Au coucher du soleil, le trappeur revint avec Pathaway. Le souper fut servi froid, sur l’ordre de Whiffles, qui craignait que la fumée d’un feu ne les trahît.
Ensuite, Nick amena les chevaux à la porte de la hutte et couvrit leurs sabots avec de larges bandes de peau de buffles et de daims, en apportant un soin extrême à cette opération.
– L’homme qui n’a pas, disait-il, été doué de l’instinct des animaux inférieurs, a la raison pour y suppléer. Tu vois, Sébastien, que je place ces fourrures le poil en dehors. Ça forme un bon coussin pour le pied et ne laisse pas de trace. De cette manière, on fait la nique aux Indiens, ces renégats de Peaux-Rouges que la nature a marqués exprès pour en faire le point de mire d’une honnête carabine.
– Indien meilleur que visage pâle ! exclama Joe.
– Oh ! qu’est-ce que c’est que ça ? reprit Nick laissant tomber le pied de l’Hérissé qu’il avait achevé de matelasser.
– De grâce, laissez-le ! s’interposa Pathaway.
Whiffles grommela quelques paroles de mauvaise humeur, mais se tut jusqu’à ce que sa besogne fut terminée.
Les animaux une fois chaussés, Nick plaça Sébastien sur le sien.
– Il faut, dit-il, que cet enfant aille à cheval à cause de sa blessure, ô Dieu, oui !
Et se tournant vers l’Indien que le chasseur noir avait délivré de ses liens :
– Allons, saute-moi là-dessus ! visage de cuivre.
Joe obéit avec une répugnance marquée, et, malgré les remontrances de Pathaway, Nick l’attacha sur sa selle, comme si c’eût été un captif légitime.
– En avant, Canadien ! dit-il à Portneuf, et vous, Pathaway, ayez l’œil sur les enfants, tandis que j’aurai les yeux sur tout le monde.
La petite troupe se mit en marche, à l’exception de Nick, qui demeura près de la cabane, accoudé sur sa carabine, avec ses deux chiens à ses côtés.
Le pas assourdi des chevaux cessa bientôt de se faire entendre et un silence complet régna dans le désert.
Pas un rayon de lune n’argentait le ciel ; pas une étoile ne scintillait au firmament. L’obscurité était profonde. La brise n’agitait point la cime des arbres. On eut dit que tout était plongé dans un sommeil léthargique. Mais, tout à coup, le feuillage d’un gros buisson, placé à gauche de la cabane, ondula ; la tête d’un Indien sortit des branches et deux yeux brillants comme des charbons étudièrent le terrain. Infortune et Maraudeur bondirent sur leurs pieds. Mais un regard de Nick Whiffles arrêta la démonstration qu’ils se disposaient sans doute à faire. La chevelure du sauvage, fixée droite sur son crâne, était ornée de sept plumes. Quelques secondes après, une seconde tête se montra. Elle était hérissée d’une abondante chevelure ; malgré les ténèbres, Nick Whiffles reconnut tout de suite un blanc.
– Je m’y attendais, murmura-t-il. Les coquins se sont coalisés. Voilà bien Bill Brace. Il doit y avoir derrière eux quelque autre corbeau d’Hendricks. Ils vont soulever les Pieds-Noirs contre nous. Ils les achèteront avec du whisky, des bimbeloteries ou des couteaux de pacotille, il y aura bien quelque maudite petite difficulté, mais j’en ai vu d’autres, ô Dieu, oui !
Comme les gens qui mènent souvent une vie solitaire, Nick aimait à exprimer sa pensée par des paroles quand il était seul. Mais il parlait si bas, qu’à peine le son s’échappait de ses lèvres.
Un gros arbre l’empêchait d’être aperçu par les deux arrivants.
L’Indien, ne soupçonnant pas la présence du trappeur, acheva de se lever et entra dans la cabane suivi de Bill Brace.
Un moment après ils en sortirent, et le dernier s’écria du ton d’un homme vivement désappointé :
– Partis ! ils sont partis ! C’est encore là l’ouvrage de ce damné Nick Whiffles. Qu’on penses-tu, Peau-Rouge ?
– Ténébreux bien noir ; aller et venir comme renard ; bon œil pour longue carabine ; tirer, tuer, courir, pas prendre lui. Sept-Plumes essayer souvent enlever sa chevelure ; pas pouvoir.
– Ô Dieu, non ! pensa tranquillement Nick.
– Cacher dans les bois, pour tuer lui, quand lui aller dans les bois ; lui pas aller dans les bois ; aller dans la prairie, un, deux, trois, quatre milles plus loin. Pas tuer lui !
– Pas une miette ! dit mentalement le trappeur.
– Suivre sa trace trois jours, continua Sept-Plumes avec amertume, trois jours pour le surprendre endormi. Arriver à son camp, la nuit ; chiens aboyer comme diables. Pas trouver lui endormi.
– C’est, fit Nick, grâce à Dieu, qui m’a donné assez de sagesse pour éviter les griffes des païens de cette espèce.
– Une fois, entourer sa loge avec guerriers et tirer dix, quinze, vingt-cinq coups fusil. Lui tirer aussi avec longue carabine. Tuer Indien à chaque coup. Pas bon ça ! Une autre fois à moi faire visage pâle prisonnier ; emmener lui, mais Ténébreux cacher lui dans vallées, voler prisonnier et prendre avec lui. Ténébreux difficile à attraper.
– Pour ça, je ne puis dire que j’en sois fâché, Pied-Noir, repartit Bill Brace. Cet homme dont tu parles est Jack Wiley, et il appartient aux compagnons du capitaine Dick. Si vous aviez fait du mal à Jack, il n’y aurait pas eu d’amitié entre nous.
Nick souleva la crosse de sa carabine et ses doigts se portèrent à la platine. Mais, soit par politique, soit par humanité, il se contenta de rester sur la défensive.
– Sept-Plumes aura Ténébreux et le traînera à son village, continua Brace avec détermination. Sa chevelure ornera son wigwam, après que sa femme et ses enfants auront joué avec elle, l’auront portée triomphalement au bout d’une perche. Ce sera beau de la montrer et de dire : « Voici la chevelure de Nick Whiffles. »
– Lui grand guerrier, grand chasseur, grand trappeur, grand pour tout, répliqua Sept-Plumes d’un accent pensif.
– Si grand qu’il soit, il sera à toi.
L’Indien fit un signe de tête en s’exclamant :
– Ouah ! avec un accent qui décelait une profonde joie.
Bill Brace comprit qu’il avait frappé juste.
Aussi poursuivit-il sur le même ton :
– Depuis bien longtemps le grand Nord-Ouest est fatigué de Whiffles ou Ténébreux, comme on l’a appelé. Il a bien à lui seul enlevé plus de cent chevelures à vos Indiens.
– Non, Ténébreux pas scalper guerriers tués par lui... jamais, intervint gravement Sept-Plumes.
– Ça ne fait rien, se hâta de reprendre Brace ; non, ça ne fait rien. Il a couché à terre des Peaux-Rouges tant et plus. On ne peut maintenant faire un pas sans entendre parler de lui.
– Vrai ; mon frère dit vrai ?
– Allez au Grand Rouge et à mille milles dans l’intérieur, tous ceux que vous rencontrerez vous demanderont si vous l’avez vu.
– Vrai, ça ; vrai.
– Descendez à la Colombie, c’est encore la même chose.
– Oui, très vrai ; Ténébreux grand chasseur.
– Traversez les lacs jusqu’à Montréal ; rendez-vous même à Gaspé, et les Canadiens-français vous demanderont si vous connaissez Nick Whiffles ?
– Indien pas savoir, jamais marcher dans cette direction.
– Sur le flanc méridional des Montagnes Rocheuses, poursuivit Bill Brace en s’animant, on veut savoir ce que fait ce damné Nick Whiffles et s’il se propose de venir bientôt. Je sais que c’est comme ça, tant par ma propre expérience que par ce que j’ai appris des autres.
– Lui grand guerrier, grand chasseur, grand trappeur, grand pour tout, recommença Sept-Plumes sans déguiser son admiration.
– Oui, mais je le répète, si tu veux, il sera à toi. Le capitaine Hendricks dit que tu l’auras, s’il a assez de monde pour s’emparer de lui, quoiqu’il ne semble pas trop avoir l’air de s’être mêlé de cette affaire, car tout ce qui se passe ici finit par être rapporté dans les établissements, et le capitaine n’aimerait pas qu’on y dît du mal de lui. Il a une grande provision de couteaux, de couvertes et de rassades pour ses frères, les Pieds-Noirs.
– Mon frère dit-il vrai ?
– Oui, le capitaine a aussi de longues carabines pour le grand chef Sept-Plumes.
– Longues carabines bonnes. Ténébreux avoir une.
– Amène donc tes braves et tu auras ces armes. Mais souviens-toi qu’il y a avec Nick un homme et un enfant qui m’appartiennent. Ça entre dans les conditions de notre marché, n’est-ce pas ?
– Moi voir, dit l’Indien. Vous combattre comme des squaws. Ténébreux frapper dur, avoir aussi un jour abattu Bill Brace comme une branche morte. Et Bill Brace avoir visage de femme quand elle battue par Indien enflammé par eau de feu, ouah ! ouah !
Et Sept-Plumes détourna la tête en signe de mépris.
Bill Brace proféra un juron épouvantable, qui exprimait très énergiquement son dépit.
L’Indien partit d’un éclat de rire, lequel acheva d’exaspérer Brace.
– Mon frère, continue, dit ensuite le premier avec le flegme particulier aux individus de sa race.
Et comme Bill ne l’écoutait pas :
– Sept-Plumes pas temps à perdre ; partir maintenant.
Ces mots rappelèrent à l’agent d’Hendricks qu’il lui fallait, avant tout, s’acquitter du message qu’on lui avait confié.
– Tu auras douze longues carabines pour ta part, dit-il.
– Douze, pas connaître.
Bill rompit un rameau et le divisa en douze parties qu’il montra à l’Indien.
– Bien connaître à présent, dit celui-ci.
– Oui, mais pour avoir ces douze longues carabines pour toi et les autres choses pour tes guerriers, tu devras te soumettre à la volonté du capitaine.
– Faire quoi ?
– Prendre aussi l’enfant. Le capitaine le veut.
– Ouah ! ouah !
– Puis il y a un Canadien, nommé Portneuf, que tu devras mettre de côté avant qu’il ne respire l’air des établissements. Pas de cérémonie avec lui, chef ! Enlève sa chevelure aussi vite que possible.
– Mais celle du petit ?
– Oh ! celle-là, elle appartient au capitaine. Défense formelle à toi ou aux tiens d’y toucher.
– Ouah ! ouah !
– Je n’ai pas fini.
– Bill Brace trop long, trop, fit Sept-Plumes en regardant la lune qui commençait à percer les nuages.
– Comme ça, l’affaire est réglée ? demanda le bandit.
L’autre ne répondit pas.
– Est-ce que tu m’entends, Pied-Noir ?
– Indien est-il arbre ou pierre ?
– Qu’il parle donc alors, s’il a compris.
– Tu seras bien fin si tu le fais parler, en l’interrogeant de cette façon, ô Dieu, oui ! murmura Nick dans sa cachette, où il se tenait toujours aux aguets.
– Si Bill Brace connaît la piste de Ténébreux, qu’il la montre, reprit Sept-Plumes éludant ainsi la question.
– Ça n’est pas difficile, dit Brace.
– Pas difficile ! pas difficile, comme il y va ce brigand de menteur ! pensa Nick. Ah ! je te fourrerai encore dans une maudite petite difficulté, avant que tu ne trouves ma piste.
Brace se prit à examiner le sol, à la faveur d’un rayon de lune, et, tandis qu’il se livrait à ce travail, Nick décampa silencieusement et reprit la route qu’avait suivie la petite troupe à laquelle il portait un si vif intérêt.
Néanmoins, en se rapprochant, il eut soin de cacher sa trace, soit en faisant de longs détours, soit en brisant des branchages dans des clairières éloignées, pour tromper les yeux de ses ennemis.